Marina Tsvetaïeva – CHEVEUX BLANCS

Ce sont les cendres d’un trésor –
Tant de pertes, tant d’offenses
Quel roc ne s’effrite et s’abat
Devant de telles cendres.

La colombe éclatante et nue
A nulle autre appariée.
La sagesse de Salomon
Sur toutes les vanités.

Redoutable blancheur, craie
D’un temps sans déclin.
Mais si le feu brûlait mes murs
Dieu se tenait à mon seuil!

Délivré de tous les fatras,
Maître des songes et des jours,
Flamme née de ce blanc précoce
L’esprit monte droit !

Non vous ne m’avez pas trahie,
Années, ni prise de revers!
En ces cheveux déjà blancs
C’est l’éternité qui l’emporte.


27 septembre 1922
(Traduction de Sylvie Técoutoff, dans Révizor, Suisse, décembre 1975).

Lecture poétique – Allégeance – René Char

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l’aima?

Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L’espace qu’il parcourt est ma fidélité. Il dessine l’espoir et léger l’éconduit. Il est prépondérant sans qu’il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s’inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas?

Les foules – Charles Baudelaire (1821-1867)

Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.

Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l’égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.

Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe.

Il est bon d’apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu’il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et, au sein de la vaste famille que leur génie s’est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.

Recueil : Le Spleen de Paris (1869).

Aimé Césaire – La roue

La roue est la plus belle découverte de l’homme et la seule
il y a le soleil qui tourne
il y a la terre qui tourne
il y a ton visage qui tourne sur l’essieu de ton cou quand tu pleures
mais vous minutes n’enroulerez-vous pas sur la bobine à
vivre le sang lapé
l’art de souffrir aiguisé comme des moignons d’arbre par les
couteaux de l’hiver
la biche saoule de ne pas boire
qui me pose sur la margelle inattendue ton
visage de goélette démâtée
ton visage
comme un village endormi au fond d’un lac
et qui renaît au jour de l’herbe et de l’année
germe
Recueil : Soleil cou coupé

Marina Tsvetaïeva – CHEVEUX BLANCS

Ce sont les cendres d’un trésor –
Tant de pertes, tant d’offenses
Quel roc ne s’effrite et s’abat
Devant de telles cendres.

La colombe éclatante et nue
A nulle autre appariée.
La sagesse de Salomon
Sur toutes les vanités.

Redoutable blancheur, craie
D’un temps sans déclin.
Mais si le feu brûlait mes murs
Dieu se tenait à mon seuil!

Délivré de tous les fatras,
Maître des songes et des jours,
Flamme née de ce blanc précoce
L’esprit monte droit !

Non vous ne m’avez pas trahie,
Années, ni prise de revers!
En ces cheveux déjà blancs
C’est l’éternité qui l’emporte.
27 septembre 1922
(Traduction de Sylvie Técoutoff, dans Révizor, Suisse, décembre 1975).

Mes chants – RABINDRANATH TAGORE ( 1861-1941 )

Mes chants
Ce sont les mousses flottantes :
Elles ne sont pas fixées
Sur leur lieu de naissance ;
Elles n’ont point de racines — seulement des feuilles — seulement des fleurs.
Elles boivent la lumière joyeuse
Et dansent, dansent sur les vagues.
Elles ne connaissent pas de port,
N’ont point de moisson,
Hôtes inconnues étranges ! incertaines en tous leurs mouvements.
Et quand soudain les pluies tumultueuses de Crâvana
Descendent en nuages sans fin,
Noyant les rivages de leur flottant déluge,
Mes mousses-chansons
Soudainement sans repos, inspirées d’une vie sauvage,
Recouvrent tous les chemins de l’inondation,
Plongent dans la poursuite qui n’a plus de chemins,
Flottent de terre en terre,
De régions en régions,
Mes chansons !

En automne – François Coppée (1842-1908)

Quand de la divine enfant de Norvége,
Tout tremblant d’amour, j’osai m’approcher,
Il tombait alors des flocons de neige.

Comme un martinet revole au clocher,
Quand je la revis, plein d’ardeurs plus fortes,
Il tombait alors des fleurs de pêcher.

Ah ! je te maudis, exil qui l’emportes
Et me veux du cœur l’espoir arracher !
Il ne tombe plus que des feuilles mortes.

Recueil : L’exilée (1877).

ANTONIO MACHADO (1875 -1939 )

Jamais je n’ai cherché la gloire

Ni voulu dans la mémoire

des hommes

Laisser mes chansons

Mais j’aime les mondes subtils

Aériens et délicats

Comme des bulles de savon

J’aime les voir s’envoler

Se colorer de soleil et de pourpre,

Voler sous le ciel bleu, subitement trembler,

Puis s’éclater.

A demander ce que tu sais

Tu ne dois pas perdre ton temps

Et à des questions sans réponse

Qui donc pourrait te répondre ?

Chantez en coeur avec moi :

Savoir ? Nous ne savons rien

Venus d’une mer de mystère

Vers une mer inconnue nous allons

Et entre les deux mystères

Règne la grave énigme

Une clef inconnue ferme les trois coffres

Le savant n’enseigne rien, la lumière n’éclaire pas

Que disent les mots ?

Et que dit l’eau du rocher ?

Voyageur, le chemin

C’est les traces de tes pas

C’est tout, voyageur,

Il n’y a pas de chemin,

Le chemin se fait en marchant

Le chemin se fait en marchant

Et quand tu regardes en arrière

Tu vois le sentier que jamais

Tu ne dois à nouveau fouler

Voyageur ! Il n’y a pas de chemin

Rien que des sillages sur la mer.

Tout passe et tout demeure

Mais notre affaire est de passer

De passer en traçant

Des chemins

Des chemins sur la mer.

Il fut un temps en ce lieu,

où aujourd’hui les bosquets

se couvrent d’aubépine,

on entendit la voix d’un poète se lamenter

« Cheminant, il n’y a pas de chemin

en marchant se fait le chemin… »

Coup par coup, vers par vers…

Loin du foyer mourut le poète.

Le recouvre la poussière d’un pays voisin.

S’éloignant, ils le virent pleurer.

« Cheminant, il n’y a pas de chemin,

en marchant se fait le chemin… »

Coup par coup, vers par vers…

Quand le chardonneret ne peut chanter.

Quand le poète est un pèlerin,

quand rien ne nous sert de prier.

« Cheminant, il n’y a pas de chemin,

en marchant se fait le chemin… »

Coup par coup, vers par vers. « 

Antonio Machado


Brèves de poésie de Nicolas Granier – Jennifer Grousselas

Le Rêve du Griffon (slam)
Mon nom de Griffon n’est plus prononcé
Des contes et des légendes le temps fantasque m’a
Dévoré
Et des calendes on m’a
Effacé
Puissiez-vous le tatouer sur la peau de vos mémoires
Desquamées
C’est moi qui suis
De la race mêlée des Griffons le dernier
Mi-corbeau mi-colombe
Je m’enserre ou je tombe
Au nid de la peine je contourne mon corps
Pour m’envoler du mur à crans crépis aux crocs de l’oubli
Parfois le temps me dit
Hibernation
J’attends une autre révolution
Dans mon cœur de lion tourne une basse-cour dont je suis le roi déchu
J’attends l’ivresse au goût acide des crus de salive des crus nouveaux
Parfois je me déchire et mon cri me chasse comme l’amour humain
Mes griffes me pèsent et grèvent mes ailes
— J’attends le jour où me poussera une main
De cette main je griffonnerai un monde
Arrachant ma plus belle plume je me dessinerai un oreiller qui gronde
Et greffée au bout de forme humaine
Ma main pleurera aux coloriages souriants
Et mes doigts aux clichés en noir et blanc
Mi-corbeau mi-colombe
J’entends sans cesse le galop sans ombre des chevaux en feux
Et des cavaliers perdus raclant le creux cerné des tempêtes au sang bleu
Il y eut un temps où les fous du roi me racontaient à coups de grelots
Et où à moi seul je tuais les silences à la fierté de ma crête allégro
Tout contre la fin d’un sommeil trop lent je pousse
Mon double cri d’aigle et de lion
J’attends à mon énigme l’ultime résolution
Au règne du vautour j’appelle le tour de l’aigle
— J’attends le jour où l’amour humain me poussera une main
De cette main je griffonnerai un monde
Et mes doigts fuiront la blancheur des grands froids
De cette main je griffonnerai un monde
Qui refusera le dessin fade des bouches trop suaves
Je ferai place aux ratures qui se brouillent
Je ferai place aux erreurs trempées à la trouille
Au sang d’encre qui peuple mon cœur
Préférant les flaques de boue aux miroirs flatteurs
Je ferai mijoter mes idées au bouillon du brouillon antérieur
— Et j’éviterai les mirages qui crachent
Le sucre poisseux des ciels trop gavés de soleils mielleux
Et je griffonnerai un monde
Qui sera brouillon de brouillon d’un monde peut-être meilleur
Mais sur les confins de mon horizon
Pas l’ombre d’une main
De la race mêlée des Griffons
Je suis
Le dernier
Tout de bonté
— Et toujours inhumain

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