Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l’aima?
Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L’espace qu’il parcourt est ma fidélité. Il dessine l’espoir et léger l’éconduit. Il est prépondérant sans qu’il y prenne part.
Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s’inscrit son essor, ma liberté le creuse.
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas?
Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.
Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.
Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l’égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe.
Il est bon d’apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu’il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et, au sein de la vaste famille que leur génie s’est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.
La roue est la plus belle découverte de l’homme et la seule il y a le soleil qui tourne il y a la terre qui tourne il y a ton visage qui tourne sur l’essieu de ton cou quand tu pleures mais vous minutes n’enroulerez-vous pas sur la bobine à vivre le sang lapé l’art de souffrir aiguisé comme des moignons d’arbre par les couteaux de l’hiver la biche saoule de ne pas boire qui me pose sur la margelle inattendue ton visage de goélette démâtée ton visage comme un village endormi au fond d’un lac et qui renaît au jour de l’herbe et de l’année germe Recueil : Soleil cou coupé
Ce sont les cendres d’un trésor – Tant de pertes, tant d’offenses Quel roc ne s’effrite et s’abat Devant de telles cendres.
La colombe éclatante et nue A nulle autre appariée. La sagesse de Salomon Sur toutes les vanités.
Redoutable blancheur, craie D’un temps sans déclin. Mais si le feu brûlait mes murs Dieu se tenait à mon seuil!
Délivré de tous les fatras, Maître des songes et des jours, Flamme née de ce blanc précoce L’esprit monte droit !
Non vous ne m’avez pas trahie, Années, ni prise de revers! En ces cheveux déjà blancs C’est l’éternité qui l’emporte. 27 septembre 1922 (Traduction de Sylvie Técoutoff, dans Révizor, Suisse, décembre 1975).
Mes chants Ce sont les mousses flottantes : Elles ne sont pas fixées Sur leur lieu de naissance ; Elles n’ont point de racines — seulement des feuilles — seulement des fleurs. Elles boivent la lumière joyeuse Et dansent, dansent sur les vagues. Elles ne connaissent pas de port, N’ont point de moisson, Hôtes inconnues étranges ! incertaines en tous leurs mouvements. Et quand soudain les pluies tumultueuses de Crâvana Descendent en nuages sans fin, Noyant les rivages de leur flottant déluge, Mes mousses-chansons Soudainement sans repos, inspirées d’une vie sauvage, Recouvrent tous les chemins de l’inondation, Plongent dans la poursuite qui n’a plus de chemins, Flottent de terre en terre, De régions en régions, Mes chansons !
Le Rêve du Griffon (slam) Mon nom de Griffon n’est plus prononcé Des contes et des légendes le temps fantasque m’a Dévoré Et des calendes on m’a Effacé Puissiez-vous le tatouer sur la peau de vos mémoires Desquamées C’est moi qui suis De la race mêlée des Griffons le dernier Mi-corbeau mi-colombe Je m’enserre ou je tombe Au nid de la peine je contourne mon corps Pour m’envoler du mur à crans crépis aux crocs de l’oubli Parfois le temps me dit Hibernation J’attends une autre révolution Dans mon cœur de lion tourne une basse-cour dont je suis le roi déchu J’attends l’ivresse au goût acide des crus de salive des crus nouveaux Parfois je me déchire et mon cri me chasse comme l’amour humain Mes griffes me pèsent et grèvent mes ailes — J’attends le jour où me poussera une main De cette main je griffonnerai un monde Arrachant ma plus belle plume je me dessinerai un oreiller qui gronde Et greffée au bout de forme humaine Ma main pleurera aux coloriages souriants Et mes doigts aux clichés en noir et blanc Mi-corbeau mi-colombe J’entends sans cesse le galop sans ombre des chevaux en feux Et des cavaliers perdus raclant le creux cerné des tempêtes au sang bleu Il y eut un temps où les fous du roi me racontaient à coups de grelots Et où à moi seul je tuais les silences à la fierté de ma crête allégro Tout contre la fin d’un sommeil trop lent je pousse Mon double cri d’aigle et de lion J’attends à mon énigme l’ultime résolution Au règne du vautour j’appelle le tour de l’aigle — J’attends le jour où l’amour humain me poussera une main De cette main je griffonnerai un monde Et mes doigts fuiront la blancheur des grands froids De cette main je griffonnerai un monde Qui refusera le dessin fade des bouches trop suaves Je ferai place aux ratures qui se brouillent Je ferai place aux erreurs trempées à la trouille Au sang d’encre qui peuple mon cœur Préférant les flaques de boue aux miroirs flatteurs Je ferai mijoter mes idées au bouillon du brouillon antérieur — Et j’éviterai les mirages qui crachent Le sucre poisseux des ciels trop gavés de soleils mielleux Et je griffonnerai un monde Qui sera brouillon de brouillon d’un monde peut-être meilleur Mais sur les confins de mon horizon Pas l’ombre d’une main De la race mêlée des Griffons Je suis Le dernier Tout de bonté — Et toujours inhumain